5 février 2021
L’ex-ministre de la Justice et ancien juge de Lavage Express, Sergio Moro. Photo: Lula Marques

Sept ans après avoir provoqué un tournant sans précédent dans la politique et l’économie brésiliennes, l’opération Lavage Express, aautrefois puissante, a vécu le mercredi 3 février, une mélancolique extinction avec l’annonce qu’elle n’existe plus – du moins pas comme on l’a connue. Le groupe de travail de Curitiba cesse d’exister et devient une annexe du Groupe d’action spécial de lutte contre le crime organisé (Gaeco). Le résultat vient après que l’opération soit entrée dans une spirale de discrédit dans le monde juridique, qui a abouti à l’exposition de dialogues entre l’ex-juge Sergio Moro et le chef du groupe de travail de l’époque, Deltan Dallagnol.

Le contenu, rendu public ce lundi 1er, par le ministre de la Cour Suprême Fédérale Ricardo Lewandovski à la demande de la défense de l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, confirme une partie des informations qui avaient déjà été révélées par The Intercept Brasil, dans l’opération Fuite Express. Publiée depuis le 9 juin 2019, l’opération présentait des dialogues de Dallagnol et Moro, mais principalement des conversations entre procureurs du groupe de travail du ministère public fédéral du Paraná. Au total, 105 rapports ont été rédigés par plusieurs organes de presse, dont EL PAÍS Brasil, sur la base de documents obtenus par The Intercept.

Cependant, le matériel exposé ce lundi va bien au-delà de celui exposé par Fuite Express. Et il a le potentiel de réécrire l’histoire de l’opération. En 50 pages de messages sélectionnés par l’expert Cláudio Wagner, à la demande de la défense de l’ancien président Lula, on lit de manière claire comment Moro, qui devrait être neutre pour juger des processus présentés par les procureurs du ministère public fédéral (MPF) de Curitiba, avait une communication permanente avec les membres du groupe de travail, en particulier avec l’ancien chef de l’opération, Deltan Dallagnol. Entre septembre 2015 et juin 2017, il existe des enregistrements d’échanges systématiques de dialogues entre les deux via l’application Telegram – en dehors des rites procéduraux – pour traiter les détails des décisions en cours, dans lesquelles le juge de l’affaire de l’époque recueille des informations et suggère au moins une source à entendre par le ministère public dans le procès de l’ancien président Lula. « Le matériel que Moro nous a conté est excellent. Si c’est vrai, c’est la fin des haricots pour le « 9 » et Márcio mérite une médaille », dit Dallagnol dans une communication faite peu après 19 heures, le 29 juillet 2016. Les messages sont présentés dans ce texte avec l’orthographe dans laquelle ils apparaissent dans les fichiers saisis; le chiffre «9 » est le surnom donné par les procureurs, de manière péjorative, à l’ancien président Lula, en raison de l’absence d’un de ses doigts, perdu dans un accident du travail.

Ce n’était pas la première fois que Moro suggérait des pistes pour l’enquête. Dans un extrait du 7 décembre 2015, il donne des conseils à l’avocat: « Bien… Voilà… Une source m’a informé que la personne de contact serait mal à l’aise car on lui a demandé de rédiger des procès-verbaux d’actes de transfert de propriété d’un des fils de l’ex-président. Apparemment, la personne serait disposée à fournir les informations. Alors je vais en parler. La source est sérieuse », a rappelé le juge. Suite à quoi Deltan a remercié la cour. “Merci !! Nous prendrons contact ». Pour Moro, cela valait la peine de suivre la piste, après tout, «il y aurait des dizaines de propriétés ». La source en question n’était pas crédible comme l’a souligné la poursuite du dialogue. Le discours avait été révélé en juin 2019 par The Intercept. À l’époque, Moro a déclaré à Estadão, qui a fait écho au discours, que “tout ce qui est arrivé et qui était pertinent, nous l’avons transmis à la police ou aux procureurs, peu importe si l’information a finalement profité à la défense ou au parquet”. Selon lui, l’objectif était “de découvrir la vérité”. Les méthodes rendues publiques maintenant, cependant, sont jugées répréhensibles car elles vont à l’encontre de tout le principe d’impartialité attendu, encore plus dans un cas extrêmement délicat avec le potentiel de changer le cours politique du pays – Lavage Express était chargée d’encadrer l’ancien président dans la « Loi du Dossier Propre » et de le sortir de la course présidentielle contre Bolsonaro en 2018.

Dans une autre section du 14 décembre 2016, Deltan informe Moro de l’état d’avancement de deux plaintes. « La plainte de Lula est bientôt déposée. La plainte de Cabral sera déposée demain », informe le procureur, citant l’ancien gouverneur de Rio Sergio Cabral. Le juge d’alors a répondu à la communication officieuse presque comme un fan: « Une bonne journée après tout », suivi d’une émoticône « heureux ».

Les conversations officieuses ont été capturées par l’opération Spoofing, une enquête de la police fédérale qui a arrêté des pirates informatiques qui ont piraté les téléphones portables des procureurs de Lavage Express et ont eu accès aux fichiers de messages des procureurs sur l’application Telegram – et ont servi de base à Fuite Express. Ensuite, les dialogues ont été intégralement obtenus par la PF (NdT : Police Fédérale). La défense de Lula a demandé des extraits liés au procès de l’ex-président. Dans ceux-ci, les deux principaux protagonistes de Lavage Express montrent l’intimité des partenaires de travail, partageant des émoticônes, des rires en langage Internet, demandant des réunions réservées avec une partie des membres du groupe de travail et même guidant de meilleures façons de communiquer avec la presse. « Nous devons parler de toute urgence. Ajd à 1430 ou 1500 vous pouvez ? Mais il vaut mieux venir d’ici peu, c’est mieux si c’est plus réservé. Qui sait, Lima, Athayde et Orlando? », propose Moro à Dallagnol, mentionnant, possiblement, Carlos Fernando Lima, Athayde Ribeiro Costa et Orlando Martello Jr.

Si Fuite Express a provoqué un tremblement de terre et représenté une perte de prestige pour l’opération et pour Moro, les messages connus lundi pourraient enterrer la crédibilité de certaines décisions prises par Lavage Express, selon des avocats entendus par ce journal. Le scandale frappe à la porte de la Cour Suprême, qui a rendez-vous avec Moro dans le jugement de la demande de défense de l’ancien président Lula contre les soupçons de l’ancien juge et l’annulation conséquente de la condamnation du PT dans l’affaire du triplex Guarujá. Lula est entré en prison en avril 2018 pour avoir prétendument reçu un appartement en son nom en échange de faveurs qu’il aurait rendues à l’entrepreneur OEA. Il en est sorti 580 jours plus tard, en novembre de l’année suivante, après un changement dans l’interprétation du STF de l’emprisonnement des condamnés en seconde instance.

La communication fluide entre Moro et Dallagnol viole la relation juge-procureur et enfreint le principe d’impartialité aux yeux de la loi. « C’est le plus grand scandale de l’histoire de la justice au Brésil », déclare l’avocat Rafael Valim. Marco Aurélio de Carvalho, leader du groupe Prerogativas – qui rassemble environ 1000 juristes, dont des avocats des prévenus de Lavage Express qui luttent contre les pratiques accélérées de l’opération – suit la même ligne. « La Cour Suprême a une chance unique de repenser le système judiciaire. Dans ce processus, beaucoup de crédibilité a été perdue avec la politisation du pouvoir judiciaire », dit Carvalho.

Lavage Express a participé à des enquêtes qui ont abouti à 278 condamnations, certains des accusés avoués, comme l’homme d’affaires Marcelo Odebrecht, qui soutenait un département de corruption pour les politiciens de l’entreprise, ou Pedro Corrêa, ancien député du PP, qui a mentionné l’échange de soutien aux gouvernements pétistes (NdT : du parti PT, Lula) contre des ministères, ainsi que des postes dans les conseils d’administration d’entreprises publiques telles que Petrobras. « La même chose que ce qui se faisait dans les gouvernements précédents. Y compris avec la compréhension et les faveurs aux hommes d’affaires, tout comme tous les gouvernements auxquels j’ai participé depuis 1976 », a-t-il souligné, dans un entretien avec Paraná Portal. Dans sa plainte aux procureurs, Correia a signalé la corruption à Petrobras depuis le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (1994-1998 et 1999-2002).

Le problème, ce sont les jugements où les enquêtes ont été débordées avec des conséquences directes sur la direction politique du Brésil. Fuite Express avait déjà révélé des conversations qui montraient les stratégies de divulgation à la presse et le contact direct des avocats avec les mouvements de rue qui espéraient la chute de la présidente de l’époque Dilma Rousseff en 2016, alimentant la pression populaire pour favoriser les revendications de Lavage Express. Même lorsqu’ils sont passés par des illégalités, comme la révélation d’un appel téléphonique entre l’ex-président Lula et Rousseff, dans lequel ils discutaient de la future nomination de l’ex-président à un poste de ministre. La rapidité de la condamnation de Lula a également provoqué un sentiment clair de partialité, y compris la confirmation d’une peine en deuxième instance.

Ligne de démarcation
Le jugement sur les soupçons de Moro peut donc être un clivage dans le passé glorieux de Lavage Express et déterminera l’avenir de la lutte contre la corruption au Brésil. Les extraits de dossiers saisis par l’opération Spoofing montrent que le succès de l’opération a eu un coût élevé pour l’image de la justice brésilienne, avec des excès qui affectent la crédibilité du système judiciaire. Ignorer ces écarts serait un coup dur qui contaminerait la Cour Suprême elle-même. Le processus est entre les mains du ministre Gilmar Mendes, qui a demandé son avis et a déjà averti qu’il pourrait être jugé par le deuxième collège de la Cour Suprême au cours du premier semestre de cette année. En théorie, les informations divulguées rendraient plus difficile aux ministres de la Cour la justification d’un comportement contraire au principe d’impartialité du droit brésilien.

La question, cependant, est de savoir s’ils admettront les messages comme légitimes ou les prendront comme des preuves illicites, déclare l’avocat Alberto Toron, qui défend les accusés de Lavage Express. « Certes, ce matériel a été illégalement intercepté [par les hackers qui ont envahi les téléphones portables des membres de Lavage Express et Moro], ce qui ouvre une grande discussion dans le processus pénal, car ils ne sont pas valables pour accuser qui que ce soit. Mais qu’en est-il de se défendre ou de faire preuve de partialité de la part d’un juge? », demande Toron.
La montagne de messages confirme ce que les avocats de la défense des accusés réclament depuis le début de l’opération, en 2014. « Un juge doit être équidistant et faire en sorte que l’accusation et la défense soient dans les mêmes conditions. C’est un déni radical de ce principe fondamental de l’exercice du pouvoir judiciaire », déclare l’avocat Maurício Dieter, professeur de criminologie à l’USP. Les procureurs et le juge incarnaient une sorte de «tenentismo (NdT : « tenente » veut dire lieutenant) en toge», comme l’écrit le juriste et politologue Christian Edward Cyril Lynch – dans une allusion aux lieutenants qui se sont révoltés contre l’Ancienne République dans les années 1930 – les nouveaux héros, en l’occurrence les juges et les promoteurs de Lavage Express ont assumé la tâche de nettoyer la politique, “non plus avec des coups de feu, mais avec des fuites, des délations récompensées, et des condamnations judiciaires strictes”. Ils ont réussi pendant un certain temps leur « Révolution judiciaire ».

Moro n’a jamais reconnu le contenu des conversations et a toujours dit qu’elles auraient pu être falsifiées. Après la décision de Lewandowski, l’ancien ministre de la Justice du gouvernement Jair Bolsonaro a de nouveau répété sa justification: “Je ne reconnais pas l’authenticité des messages susmentionnés, car comme je l’ai dit plus tôt, je ne garde pas les messages d’il y a des années”, a-t-il déclaré dans un commentaire. “Les messages susmentionnés, s’ils étaient vrais, auraient été obtenus par des moyens criminels, par des pirates informatiques, à partir de téléphones portables des procureurs publics, et par conséquent son utilisation à quelque fin que ce soit est regrettable, ignorant la source illégale”. Le problème avec cet argument est que la police fédérale elle-même, déclenchée par le ministre de l’époque Moro lorsque Fuite Express a publié ses rapports, a examiné les messages et les a trouvés vrais. Le MPF (NdT : Ministère de la Justice Fédéral) de Curitiba a informé par l’intermédiaire du bureau de presse qu’il ne commentait pas l’affaire.

El País | Traduit par Marc Cabioch